Du lait maternel fabriqué en laboratoire : la biotechnologie au service des femmes ?

24 avril 23 | Monde

Après les préparations commerciales pour nourrissons (PCN), les tétines et les biberons qui épousent la forme du sein et autres produits de tire-allaitement qui recèlent un risque de transformer les femmes en des consommatrices dépendantes, des entreprises de biotechnologie essaient maintenant de reproduire le lait humain en laboratoire. Leur discours marketing présente un produit – à venir d’ici trois à cinq ans, – comme la solution à tous les besoins des familles : lutte aux changements climatiques, empouvoirement des femmes, et santé des nourrissons ! Qu’en est-il dans les faits ?

Pourquoi fabriquer du faux lait maternel ? 

« Les bébés pourraient bientôt contribuer involontairement à la lutte contre les changements climatiques » lisait-on dans un célèbre quotidien britannique en 2020. L’article annonçait qu’une poignée de très célèbres entrepreneurs ont injecté des millions de dollars dans une société américaine pour développer « du lait maternel artificiel et ainsi réduire l’empreinte carbone des mères qui choisissent de ne pas allaiter ». La startup croit pouvoir produire artificiellement du lait maternel à partir de cellules épithéliales mammaires humaines cultivées en laboratoire d’ici 2025.

Un article du Food Safety News, en mai 2022, aborde le sujet d’un ton critique : « Aussi improbable et farfelu – et peut-être même blasphématoire – que cela puisse paraître, les scientifiques s’y emploient. »

Des tactiques marketing qui reposent sur la crise climatique 

Comme ce produit n’est pas encore sur le marché, l’intérêt qu’il pourrait avoir auprès des parents de nourrissons demeure incertain, mais on peut déjà se questionner sur les intérêts des investisseurs. Selon la Professeure Cecilia Tomori, anthropologue et experte de la santé publique, « leurs affirmations semblent reposer sur de vieux modèles de déclarations scientifiques trompeuses – et révèlent le pouvoir du marketing d’exploiter des lacunes créées par un soutien social inadéquat à l’allaitement. ». Parmi les principaux arguments qui reposent sur le caractère scientifico-révolutionnaire de ce marché, celui de la lutte aux changements climatiques arrive en premier-plan. 

Bien que l’industrie des produits laitiers soit une importante source de gaz à effet de serre, et que, selon des estimations, 10 % de ce lait soit utilisé pour produire des PCN, aucune preuve soutient l’allégation que le lait de laboratoire représenterait une meilleure solution pour l’environnement, affirme l’éditeur en chef du World Nutrition Journal, George Kent. Aucune étude n’a été réalisée sur l’impact environnemental de la production, de la commercialisation et de l’utilisation de ce produit. 

En revanche, on peut déjà imaginer que chaque fois qu’un contenant de ce produit sera utilisé en remplacement de lait maternel – que ce soit celui de la mère de l’enfant ou d’une autre mère -, le déficit environnemental ne fera que se creuser.

Une solution pour l’empouvoirement des femmes ?

Shayne Giuliano, un dirigeant d’une des entreprises de biotech veillant à reproduire le lait maternel en laboratoire, affirmait lors d’une entrevue que « les mères méritent ça. Elles travaillent jour et nuit depuis des millions d’années pour nous maintenir en vie ». Mais en quoi contribuer à ce que les mères délaissent l’allaitement plutôt que de leur offrir des environnements favorables à leur bien-être et à la santé de leurs tout-petits contribue-t-il à un véritable empouvoirement ? 

Les mères méritent-elles d’être libérées de l’allaitement pour se retrouver dépendantes ou à l’emploi sur les chaînes de production de ce « faux lait maternel », dont les profits iront aux riches investisseurs (et futurs actionnaires) ? Le cas échéant, qu’en sera-t-il des conditions de vie des travailleuses chez ces fabricants ? En quoi se passer de tout ce que l’allaitement peut apporter à leur santé, leur bien-être, et celui de leurs enfants, aux relations familiales et sociales, in fine, à l’humanité, serait-il un avancement pour les femmes ?

Des solutions existent. Par exemple, « au lieu d’investir des M$ dans un produit de labo qui présente des défis techniques, ceux qui veulent vraiment faire une différence pourraient essayer d’éliminer les politiques rétrogrades sur les lieux de travail, les barrières culturelles et autres, et faire la promotion des banques de lait maternel », affirme George Kent. 

Les banques de lait pourraient être mieux accessibles aux femmes qui ne peuvent pas ou décident de ne pas allaiter leurs enfants. Puis, plutôt que de miser sur des start-ups dont les investisseurs sont en grande partie des hommes [riches], de petites entreprises gérées entièrement par des femmes pourraient rendre le lait humain plus facilement disponible. « Si les gestionnaires du projet de labo étaient principalement intéressés par l’amélioration de la santé des enfants plutôt que par l’obtention de grosses sommes d’argent, ils pourraient apporter des avantages substantiels aux femmes et aux enfants ».

Pour la santé des nourrissons ?

Les fabricants de PCN se focalisent sur le « produit » de l’allaitement afin de prétendre à une quasi-équivalence entre leur produit et le lait maternel – une substance vivante, qui entretient la vie, affirme Cecilia Tomori. « Le lait humain est dynamique et adaptatif. Il contient des composés bioactifs et possède un microbiome unique qui varie selon le milieu et au fil du temps. Les nouvelles technologies, y compris la culture de cellules humaines, ne peuvent reproduire tout cela »

George Kent abonde dans le même sens « les recommandations pour l’allaitement exclusif pendant six mois sont pour un allaitement biodynamique actif, pas seulement l’administration passive d’un produit ». Les évaluations de ces produits destinés aux nourrissons devraient être fondées sur des comparaisons avec l’étalon-or : les pratiques d’allaitement optimales, renchérit-il. Alors qu’aucun autre aliment ne doit être donné au nourrisson jusqu’à l’âge de six mois, quels seraient les risques sanitaires de nourrir ainsi des bébés âgés de moins de six mois ? Selon lui, il n’existe pas de bon moyen de faire des tests sur des nourrissons.

Ce produit cultivé en laboratoire, quoiqu’il puisse contenir des éléments que contient aussi le lait maternel, ne contiendra pas d’immunoglobulines, ces protéines fabriquées par le système immunitaire pour combattre les germes, les maladies et les affections. Un autre point important qui démontre, s’il le fallait encore, que l’allaitement est inégalable pour la santé des tout-petits.

Un « gros business » à assujettir au Code 

Les substituts du lait de vache sont l’un des segments alimentaires dont la croissance est la plus rapide, dit M. Giuliano, qui admet qu’il est « accro » au projet et ne peut pas abandonner maintenant qu’ils en sont là. Il parle à la fois d’un produit qui va « sauver des vies » et déclare que c’est « un gros business ». L’entrée sur scène du lait humain cultivé en laboratoire pourrait remplacer le marché des PCN à base de lait de vache d’ici 2040, prédit-il.

« Ce produit de laboratoire étant un futur substitut de l’allaitement, il devra être visé par le Code », insiste la directrice du Mouvement allaitement du Québec (MAQ), Raphaëlle Petitjean. Et pour que ce soit clair, il faudra impérativement l’intégrer aux prochaines résolutions de l’Association mondiale de la santé (AMS).« Le Canada et le Québec doivent donc non seulement se préparer à en contrôler la qualité et la sécurité, mais aussi en interdire toute forme de promotion afin de protéger les tout-petits et leurs familles. »

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