L’une des caractéristiques des mammifères est de nourrir leurs petits à partir du lait qu’ils produisent. Pourtant, la moitié d’entre eux, c’est-à-dire les mâles, n’en fabriquent pas. Mais est-il possible pour un homme d’allaiter dans certaines conditions ?
Chez les humains, le développement des tissus mammaires est identique pour les garçons et les filles pendant l’enfance, soulignent des chercheurs de Boston dans un article sur la lactation au masculin. Les hommes pourraient donc produire du lait en théorie. Cependant, au moment de la puberté, la situation change. En effet, les garçons sécrètent alors des hormones masculines, les androgènes, qui empêchent le développement des glandes mammaires.
De plus, ce sont en grande partie les changements hormonaux qui ont lieu pendant la grossesse qui préparent les seins pour l’allaitement, rappellent les chercheurs de Boston. C’est notamment la prolactine qui favorise le développement de glandes mammaires. Elle déclenche ensuite la lactation après l’accouchement. Sa production est toutefois grandement réduite chez les mâles.
Un mystère de l’évolution
Si les scientifiques comprennent bien les mécanismes biologiques qui empêchent les mâles d’allaiter, ils ignorent pourquoi cela a été favorisé par l’évolution. Selon des chercheurs de l’Université de York au Royaume-Uni, l’absence d’allaitement par les mâles est en fait un grand mystère.
Dans les années 1970, l’hypothèse populaire était que l’évolution n’avait pas privilégié la lactation chez les mâles, puisque ceux-ci ne pouvaient pas être complètement certains de leur paternité. À quoi bon gaspiller de l’énergie à faire du lait pour un bébé qui n’est peut-être pas le leur ? Le problème avec cette hypothèse, c’est que les mâles de certaines espèces investissent quand même beaucoup de temps pour prendre soin de leur bébé, et ce, même s’ils n’allaitent pas.
Certains scientifiques proposent une autre explication, ajoutent les chercheurs de Boston. Selon eux, l’allaitement pose un problème pour les mâles, puisque les hormones qui le permettent ont la fâcheuse conséquence de minimiser certains traits typiquement masculins. Cette situation pourrait ainsi être désavantageuse dans un environnement où la compétition entre les mâles est importante.
Enfin, les chercheurs de l’Université de York ont suggéré une nouvelle hypothèse en 2024. Selon eux, être allaité par un seul parent diminuerait les probabilités que la flore microbienne qui est transmise de la mère à l’enfant soit perturbée par des microorganismes provenant d’un autre individu. L’allaitement par un seul parent réduirait donc les risques qu’un microbe pathogène infecte le bébé. Les chercheurs reconnaissent toutefois que leur hypothèse est remise en doute par le fait que, dans certaines cultures, un enfant peut être allaité par une autre femme que sa mère, ce qui, en théorie poserait le même problème que l’allaitement par le père.
Quelques cas surprenants
Le jeu des hormones rend donc l’allaitement par les hommes hautement improbable. Cependant, dans certaines conditions bien particulières, un homme peut bel et bien produire du lait.
En effet, selon un article publié dans le magazine Scientific American, plusieurs cas d’hommes allaitant un enfant ont été décrits dans la littérature à travers les siècles, notamment dans le livre Anna Karenine de Tolstoy. Le texte raconte également l’histoire rapportée par l’Agence France-Presse en 2002 d’un homme du Sri Lanka qui aurait allaité ses deux filles après le décès de leur mère.
Certains cas ont même pu être expliqués par les scientifiques, soulignent les chercheurs de Boston. Par exemple, pendant la Deuxième Guerre mondiale, certains prisonniers qui avaient été très mal nourris se mettaient à fabriquer du lait s’ils retournaient à une alimentation normale. Il faut savoir qu’en cas de famine, le foie, les testicules et l’hypophyse s’atrophient. Par la suite, lorsque les conditions reviennent à la normale, les testicules et l’hypophyse récupèrent plus rapidement que le foie, ce qui cause un débalancement hormonal et peut ainsi mener à la production de lait chez un homme. La même situation peut survenir chez un individu souffrant d’une cirrhose ou d’une tumeur à l’hypophyse.
Par ailleurs, des anthropologues américains rapportaient en 2014 que les bébés du peuple Aka d’Afrique centrale tentent parfois de téter la poitrine de leur père. Ce dernier peut même offrir son mamelon à l’enfant s’il pleure. Les pères préféraient toutefois chanter, danser ou donner de l’eau pour calmer le bébé. Il faut également souligner ici que ces hommes ne produisent pas de lait, mais utilisent plutôt ce geste comme une forme de réconfort.
Enfin, les hommes trans qui conservent leur utérus peuvent vivre une grossesse et même allaiter à la poitrine s’ils le souhaitent, expliquaient en 2020 des chercheurs espagnols dans une revue de littérature sur le sujet. En effet, plusieurs de ces hommes dont le genre assigné à la naissance était féminin, choisissent de préserver une certaine quantité de tissus mammaires, dont le mamelon, au moment de leur transition. Il est donc possible pour ces hommes d’allaiter. Ils devront toutefois cesser de prendre de la testostérone pendant cette période.
Qu’en est-il des femmes trans ?
Les femmes trans qui souhaitent allaiter se retrouvent d’une certaine façon devant des difficultés similaires à celles que rencontrerait un homme cis. Cependant, les femmes trans qui ont réussi à allaiter sont de plus en plus nombreuses. Des cas ont notamment été décrits à New York en 2018, en Ontario en 2021 et aux Pays-Bas 2024.
Généralement, ces femmes dont le genre assigné à la naissance était masculin ont été soumises à un protocole de lactation semblable à celui utilisé par les femmes cis qui veulent allaiter l’enfant qu’elles ont adopté. Dans les deux cas, on tente en effet d’imiter le jeu des hormones de la grossesse.
L’équipe médicale propose donc des suppléments de progestérone de même que de la prise de dompéridone, un médicament connu pour favoriser la production de lait. La femme trans doit aussi tirer son lait régulièrement avec un tire-lait électrique pour stimuler la production. Enfin, certaines d’entre elles devront également prendre des médicaments supprimant les androgènes.
En suivant cette procédure, ces femmes réussissent généralement à produire du lait, mais rarement en quantité suffisante pour combler les besoins nutritionnels de leur enfant. Malgré cela, elles décrivent leur expérience d’allaitement comme bénéfique puisqu’elle a favorisé la création du lien d’attachement.
Kathleen Couillard est microbiologiste de formation. Elle a toutefois vite constaté que la communication lui procurait beaucoup plus de satisfaction que les pipettes et les éprouvettes. En tant que journaliste scientifique, elle s’intéresse maintenant à tout ce qui touche la santé, la science, l’enfance et la famille. Elle est journaliste pour le Détecteur de rumeurs de l'Agence Science-Presse et collabore au site web Naître et Grandir de même qu’au magazine L'actualité et à Protégez-vous.