(Traduction libre)
Alors que le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel fête ses 40 ans, force est de constater que la commercialisation de ces produits reste omniprésente et que les entreprises engrangent les bénéfices. Mais comment se fait-il qu’une crise de santé publique se déroule sous nos yeux et échappe à toute résolution ?
La réponse, selon le professeur Gerard Hastings, auteur principal de Selling Second Best : How Infant Formula Marketing Works, publié dans la revue Globalization and Health en 2020, est la suivante : nous faisons face à un marketing ingénieux et puissant.
Le professeur Hastings, doté d’une formation sur les déterminants commerciaux de la mauvaise alimentation, qui s’est inspiré d’une approche consistant à interroger des spécialistes du marketing des secteurs de l’alimentation et des préparations commerciales pour nourrissons (PCN), connu aussi comme laits artificiels, a discuté des conclusions de sa recherche avec l’organisme Alive & Thrive.
* Veuillez cliquer sur les questions d’entrevue ci-dessous pour lire les répliques de M. Hastings.
** Cet article est publié dans le cadre des 40 ans du Code. Titre original de l’article: « Using charm and seduction, marketers convince mothers, families to opt for a « second-rate » product ».
Alive & Thrive : Comment en êtes-vous arrivé à interviewer d’anciens dirigeants pour examiner ce qui se passe avec les substituts de lait maternel?
Hastings : Je suis relativement nouveau dans la controverse des préparations commerciales pour bébés. J’ai passé ma carrière dans le domaine des épidémies industrielles – là où le commerce côtoie la vie. Les exemples évidents sont le tabac, l’alcool et les aliments ultra-transformés. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est le côté commercial de l’équation – comment ces entreprises travaillent-elles ? Quel est leur objectif à long terme ? Et comment font-elles face à la dissonance qui doit exister à un certain niveau ? Quiconque travaille dans le département marketing d’une compagnie de tabac, par exemple, doit faire face à des conflits internes très importants.
Je pensais que la question du marketing des PCN était réglée, qu’elle avait été traitée dans les années 1980. J’ai été surpris de voir à quel point le marketing pour ce type de produit s’est répandu alors qu’il n’est pas censé exister du tout. Il est caché au grand jour.
A & T : Qu'est-ce qui vous a surpris dans ce que vous avez trouvé?
Hastings : L’un des points qui m’a immédiatement frappé est ce qui se passe ici (dans le domaine des PCN) et ce qui se passe dans le domaine du tabac, de l’alcool, de la restauration rapide, et vous pouvez ajouter au lot les jeux d’argent et les armes à feu. C’est ainsi que fonctionne la culture de la consommation – vous amenez les gens à consommer ce que vous voulez qu’ils consomment en utilisant des techniques de persuasion très astucieuses.
Ils finissent par faire ce qu’on leur dit, tout en pensant qu’ils exercent leur libre choix. C’est si subtil que vous ne savez même pas que vous avez été séduit(e). Les similitudes entre la vente de PCN et la vente de cigarettes Marlboro ont été immédiatement évidentes.
A & T: Ce que les entreprises de PCN font avec leur marketing n'est pas inhabituel?
Hastings : Non. Nous sommes tous poussés par des vagues de séduction à consommer bien au-delà de nos moyens et de ceux de la planète. Nous achetons sans nous rendre compte que nous sommes vendus. C’est devenu un comportement ancré dans la culture : si on veut améliorer son sort, on va acheter quelque chose, que ce soit la masculinité, la beauté ou la santé de nos enfants.
A & T: Parlez-nous un peu de l'effort et des démarches de votre recherche.
Hastings : Nous avons décidé que la meilleure façon de procéder était de parler aux personnes qui font du marketing. Nous n’avons pas parlé aux clients ou aux parents. Nous avons parlé à une sélection de personnes, toutes avaient une expérience dans le marketing alimentaire et certaines avaient travaillé dans le marketing des PCN. Ce dernier groupe a été assez difficile à trouver, mais nous avons réussi.
A & T : J'imagine qu'ils n'étaient pas très enthousiastes à l'idée de vous parler?
Hastings : Il y a un certain nombre de dissonances. L’une des personnes interrogées – un ancien responsable de la commercialisation des PCN – a utilisé l’expression « Nous avons tous bu du Kool-Aid sur ça », ce qui signifie qu’ils ont avalé le discours selon lequel il y a une équivalence entre le lait maternel et les PCN. Et comme dans tous les grands mensonges, il y a un noyau de vérité – il y a des femmes qui ne peuvent pas allaiter pour diverses raisons. Le lait artificiel peut sauver des vies. Mais il est loin d’être aussi bon que le lait maternel.
Comme l’explique le document, si au lieu d’utiliser du lait artificiel tous les bébés étaient nourris au sein, comme le recommande l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 800 000 décès de nourrissons seraient évités chaque année. C’est une statistique étonnante. En fait, elle est comparable à celle du tabac. La personne interrogée a poursuivi en disant qu’elle ne le referait pas (du marketing pour les PCN). Il est certain que l’approche (de recueillir des données) par l’industrie des PCN est vouée à l’échec. Vous n’arriverez à rien en faisant cela – nous le savons parce que nous avons essayé.
A & T : Quelles sont, selon vous, les principales leçons que devraient tirer les nutritionnistes?
Hastings : Le point le plus intéressant, presque révélateur, est que ce marketing est construit sur le charme. (Les entreprises de PCN) font des choses charmantes, pratiques et encourageantes. Par exemple, l’accès à ce marché (par les familles) se fait par le biais de lignes téléphoniques d’assistance et de clubs de bébés.
Cela ne ressemble pas du tout à du marketing – plutôt à un service social. Si, d’un coup de baguette magique, vous vous débarrassiez de ce marketing, quelqu’un devrait s’installer et remplacer ces services. Mais il s’agit bien de marketing qui se convertit en liens émotionnels puissants et en valeurs liées à la marque. Par exemple, l’une des personnes interrogées a décrit l’utilisation de la chanson « Baby Love » des Supremes et a mentionné comment elle a été utilisée pendant deux générations de mères. Ça c’est un énorme capital culturel.
Ainsi, dans les années 1980, une femme qui a entendu cet air le partage maintenant avec sa fille et sa petite-fille. C’est ce que nous, les professionnels de la santé publique, devons comprendre : il ne s’agit pas d’une ruse évidente et effrontée, mais d’une séduction subtile. C’est charmant.
De temps en temps, au Royaume-Uni, un médecin sera démasqué comme n’ayant aucune qualification, comme étant un imposteur. Et après cela, deux choses se produiront : d’abord, il perdra sa licence et sera sévèrement puni par les autorités. Ensuite, ses anciens patients protesteront, disant à quel point l’imposteur avait été un merveilleux médecin. Il est facile de confondre le service client et le service réel.
A & T: D'après vous, quoi d’autre se passe-t-il avec le marketing des PCN?
Hastings : Le véritable besoin de tout parent est le bien-être de son bébé. Personne ne dit : « Donnez-moi ce qui est la deuxième meilleure option pour mon bébé ». Mais c’est ce qu’on leur propose. Le marketing cache les défauts et accentue les points positifs. Ceci n’est pas différent de n’importe quel autre produit – c’est ce que font les spécialistes du marketing. Tout cela n’enlève rien à l’énorme crime qui est commis ici. En fait, je pense que cela ne fait qu’empirer les choses.
Si, en tant que professionnel de la santé publique, vous recommandiez d’interdire le Coca-Cola, ce qui est probablement une bonne chose à faire, vous auriez à faire face à une révolution. Beaucoup de gens diraient : « Vous ne m’enlèverez pas mon Coca-Cola. » Ce que font les spécialistes du marketing, c’est qu’ils vous entraînent non seulement dans le processus de consommation, mais aussi dans le processus de marketing. Les marques n’appartiennent pas seulement à l’entreprise ; elles appartiennent aussi au consommateur. C’est pourquoi les marques sont si puissantes, elles existent en partie dans notre cerveau et dans notre cœur.
A & T: Pouvez-vous nommer quelques exemples de messages efficaces développés par des spécialistes du marketing de PCN?
Hastings : La façon dont les spécialistes du marketing utilisent la phrase « Le lait maternel est le meilleur choix pour la santé » en est un bon exemple. Cette phrase est directement issue des messages de santé publique. Et les spécialistes du marketing de PCN l’utilisent à bon escient – et ce faisant, ils s’alignent sur la santé publique. Cela leur permet de dire « Bien sûr, c’est mieux », puis d’ajouter « mais… ». Ils ont réussi à promouvoir leur produit avec la bénédiction apparente de la communauté de la santé publique.
La phrase qui me fait frémir est : « C’est basé sur 40 ans de recherche sur le lait maternel ». C’est une belle illustration de la façon dont parlent les spécialistes du marketing. Elle sonne bien, mais quand on l’examine, il est impossible de cerner ce qui est dit au-delà d’un vague sentiment que ce doit être une bonne chose. C’est très, très malin. Vous pourriez, par exemple, l’interpréter comme suggérant qu’ils ont reproduit le lait maternel, ce qui est bien sûr faux. Mais cela n’est pas dit, et vous ne pouvez donc pas le leur reprocher.
Une campagne particulière qui s’est démarquée est « Sisterhood of motherhood ». C’est brillant. Elle démontre également que le marketing ne se contente pas de stimuler une marque particulière, mais qu’il peut avoir un impact sur le marché générique. La publicité montre différents groupes de parents qui se trouvent dans un parc (pré-COVID). Ils discutent et il est clair qu’ils ont tous des croyances et des idées différentes sur la façon d’élever leurs enfants, et commencent à se critiquer à ce sujet. Puis l’une des poussettes perd le contrôle en descendant à toute vitesse une colline et des mères se précipitent pour sauver le bébé. Le message est que, même si nous avons des désaccords, nous sommes tous des parents au bout du compte.
Cette campagne recadre l’utilisation du lait artificiel autour du choix personnel plutôt que de la science. C’est une illustration effrayante de l’impact du marketing sur la société dans son ensemble, sur notre façon de penser, de ressentir et d’agir.
A & T: En plus de ce marketing très astucieux, vous avez également examiné de près les entreprises de PCN. Qu'avez-vous trouvé?
Hastings : Il est très clair que le doux pouvoir du marketing est soutenu par la force brute de la puissance fiscale des entreprises de PCN. Ce sont des multinationales qui disposent de budgets considérables. Ce n’est pas seulement qu’elles sont très intelligentes – elles sont aussi très, très puissantes de manière indépendante. Les gouvernements les écouteront, elles ont des amis très puissants. C’est un problème très difficile.
Les entreprises gagnent beaucoup d’argent et elles peuvent acheter de l’expertise, les meilleures personnes, qui peuvent créer ces publicités. Il existe un grand nombre de spécialistes du marketing qui sont des géants de la littérature, du cinéma et d’autres domaines créatifs. Ils ont le doigt sur le pouls de la culture populaire. La réalité est que si l’industrie du lait artificiel a un argument scientifique, elle perdra. Ils visent donc le cœur parce que c’est là qu’ils gagnent.
A & T: Cela semble sans espoir !?
Hastings : Ce n’est pas du tout sans espoir. Oui, ces entreprises sont très grandes et puissantes. Mais au bout du compte, elles dépendent totalement de nous, qui achetons leurs produits. En réalité, ces entreprises sont très vulnérables. Elles sont loin d’être aussi puissantes qu’elles voudraient nous le faire croire.
A & T: Alors que faire?
Hastings : Nous devons faire ce que nous avons décidé de faire en 1981 et interdire la commercialisation des PCN. Ce marketing fait la promotion d’un produit de seconde classe qui cause des dommages massifs à la santé publique et à l’environnement.
Paradoxalement, nous pouvons aussi apprendre beaucoup de ce que font les entreprises. Si le marketing était guidé par la science et l’éthique plutôt que par le profit, s’il agissait dans l’intérêt du bébé plutôt que dans celui de l’actionnaire, il pourrait faire beaucoup de bien. Les clubs de bébés et les lignes d’assistance téléphonique, par exemple, pourraient être utilisés à bon escient pour aider les femmes à allaiter. Si l’argent et le génie créatif qui ont été investis dans la campagne Sisterhood of Motherhood étaient mis au service du lait maternel, l’impact serait extrêmement bénéfique.
A & T: Nous avons soutenu des campagnes sur le lait maternel exclusif avec des partenaires de plusieurs pays. Quels conseils donneriez-vous aux responsables de la santé publique qui conçoivent des campagnes?
Hastings : Les spécialistes du marketing des PCN en savent long sur l’alimentation des enfants. Je commencerais par m’entretenir avec le public cible pour connaître ses préoccupations et ses besoins, ce que vous faites déjà, j’en suis sûr.
Le point de départ doit être l’endroit où se trouvent les femmes. Qu’est-ce qui les pousse à prendre une décision ? Qu’est-ce qui les inciterait à prendre une décision de santé publique ?
Cela commence par ce genre d’analyse intime. Au-delà, je m’intéresse à la résonance émotionnelle et cognitive. Il est également essentiel d’examiner l’environnement général et de le rendre aussi favorable que possible. L’élimination du marketing des PCN en fait partie, tout comme le soutien aux mères allaitantes, l’offre d’un congé de maternité et de paternité adéquat et un lieu de travail adapté aux bébés.
A & T: Le Code a eu 40 ans cette année. Mais le marketing des PCN est partout. Le Code est-il un échec?
Hastings : Non, ce n’est pas un échec. Il y a 40 ans, nous étions en avance sur notre temps en réalisant que quelque chose devait être fait pour protéger les parents du marketing commercial manipulateur. Mais l’industrie est rusée et résistera aux contrôles ou les subvertira, comme elle l’a fait dans les années 1980 avec les laits pour bambins, etc.
Prenons le cas du tabac. Toutes les formes de marketing sont désormais interdites au Royaume-Uni, mais il a fallu du temps et de la persévérance ; 20 ans pour faire passer la loi interdisant toute publicité, puis 20 autres années pour se débarrasser des présentoirs sur les points de vente, introduire des emballages neutres et interdire les promotions de prix.
Nous devons prendre conscience que, quoi que nous fassions aujourd’hui, l’industrie s’efforcera de le minimiser ou de le saper, et nous devons être prêts à réagir. Il n’y a donc pas de formule magique : nous avons besoin d’une stratégie permanente cohérente et dotée de ressources suffisantes. C’est ainsi que nous pourrons et que nous mettrons fin à la disgrâce du marketing des PCN.
Crédit photo: Omar Lopez