Préparations commerciales pour nourrissons : vendre le « 2e meilleur produit »

par | 17 novembre 20 | Publications - Rapports - Études, Monde

Traduction libre par le MAQ. Pour les références, voir l’article original.

Hastings G, Angus K, Eadie D, Hunt K. (2020). Selling Second Best : How infant formula marketing works. Globalization and Health. https://globalizationandhealth.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12992-020-00597-w 


RÉSUMÉ

Contexte
Malgré l’intention claire des politiques de la contenir, la commercialisation des préparations pour nourrissons demeure très répandue, puissante et réussie. Ce document examine son fonctionnement.

Méthodes
L’étude comprenait à la fois des analyses secondaires de bases de données commerciales et des entretiens qualitatifs avec des praticiens du marketing, dont certains avaient déjà travaillé de près avec les préparations commerciales pour nourrissons (PCN).

Résultats
Le Code de l’Assemblée mondiale de la santé vise à protéger les parents contre les pressions commerciales injustes en mettant fin à la promotion inappropriée des PCN. En réalité, la commercialisation demeure très répandue, car certains pays (par exemple les États-Unis) n’ont pas adopté le Code, et ailleurs, l’industrie a mis au point des laits artificiels spécialisés avec lesquels elle fait la promotion des préparations pour nourrissons par procuration.

Des extraits intéressants de l’étude sur le marketing des préparations commerciales pour nourrissons (PCN)

L’Assemblée mondiale de la santé a tenté de combler ces échappatoires en étendant son Code à ces produits, mais la commercialisation se poursuit. Les campagnes utilisent des stratégies émotionnelles pour atteindre et établir des relations avec les parents et surtout les mères. Les marques évocatrices donnent à ces approches un visage humain. L’avènement des médias sociaux a permis de se présenter plus facilement comme l’ami et le soutien des parents ; il fournit également aux entreprises un riche flux de données personnelles avec lesquelles elles affinent et ciblent leurs campagnes.

L’industrie des PCN est dominée par un petit nombre de multinationales extrêmement puissantes qui disposent des ressources nécessaires pour acheter la meilleure expertise marketing mondiale. Comme toutes les entreprises, elles sont régies par l’impératif fiduciaire qui place la recherche de profits avant toute autre préoccupation. Ce mélange de pouvoir fiscal, de marketing sophistiqué et de détermination cause un grand préjudice à la santé publique.

Ainsi, le marketing des préparations pour nourrissons est très répandu et utilise des techniques émotionnelles puissantes pour vendre aux parents un produit largement inférieur au lait maternel. Il est urgent d’actualiser et de renforcer la réglementation.

– Contexte – 
Les déterminants commerciaux de la mauvaise santé sont désormais bien reconnus. En particulier, de nombreux produits que nous consommons – tabac, aliments transformés, alcool, produits pétrochimiques, peinture au plomb, armes à feu – sont connus pour avoir causé de tels dommages, même lorsqu’ils sont utilisés comme prévu, à un point qu’un nouveau descriptif, « l’épidémie industrielle » [1], a été inventé.

Tandis que le libre choix et la souveraineté des consommateurs sont très loués, en réalité, ce comportement de consommation destructeur n’est pas tout à fait volontaire ; nous sommes énergiquement encouragés à fumer, à conduire des voitures et à nous armer par ceux qui tirent profit de notre automutilation – les entreprises qui fabriquent et vendent ces produits.

Ces dernières années, ces industries ont pris de l’ampleur, sous l’impulsion de multinationales dotées de puissantes fonctions de lobbying et de gestion des affaires des entreprises, avec lesquelles les décideurs politiques peuvent s’entretenir. (…)

Cela garantit un environnement dans lequel le marketing – l’outil de persuasion de choix pour les consommateurs – peut être utilisé avec une efficacité maximale. Sa capacité à encourager la consommation a été établie dans de nombreuses études sur le tabac, l’alcool et les aliments transformés [5,6,7]. Les méthodes utilisées par les spécialistes du marketing ont également été examinées, et le rôle des stratégies émotionnelles, de l’image de marque et du ciblage minutieux a été noté [5]. L’avènement des technologies numériques a suscité de nouvelles inquiétudes quant au pouvoir insidieux du marketing des médias sociaux et aux messages profonds et personnalisés qu’il facilite. Facebook tire plus de 98 % de ses revenus de la publicité [8], et les révélations de Cambridge Analytica montrent à quel point l’influence numérique est devenue omniprésente et profonde [9].

Ce document concerne une épidémie industrielle qui dure depuis quatre décennies dans le domaine de l’alimentation des nourrissons : l’industrie des substituts du lait maternel ou les préparations commerciales pour nourrissons (PCN). Une analyse récente montre que si tous les bébés étaient nourris au sein comme le recommande l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 800 000 décès de nourrissons seraient évités chaque année [10]. Les PCN nuisent également au développement intellectuel du bébé à un tel point qu’il est possible de détecter l’impact sur le PIB d’une population essentiellement nourrie au biberon [11]. En outre, il existe un risque accru de cancer du sein pour la mère [10], et un préjudice écologique important : les emballages, les chaînes d’approvisionnement et les appareils d’alimentation au biberon ont tous une empreinte carbone et introduisent des plastiques durables dans l’environnement [11]. La concurrence, le lait maternel, ne présente aucun de ces inconvénients et est accompagné d’anticorps naturels qui en font « un médicament personnalisé pour les nourrissons » [10] ; les produits manufacturés ne peuvent reproduire ces avantages. Le lait maternel est également beaucoup moins cher.

(…)

L’alimentation au biberon présente certains avantages : pour certaines femmes, l’allaitement au sein peut être difficile à instaurer et à maintenir, de sorte que les PCN sont une alternative nécessaire ; des conflits peuvent survenir (pour les mères ou les observateurs) entre la fonction d’alimentation et la fonction sexuelle du sein ; et des lieux publics et de travail peu favorable rendent l’allaitement difficile. Le fait que l’allaitement n’est pas facilement pris en compte par le monde du travail dans le monde entier rend l’allaitement particulièrement difficile pour les femmes en l’absence ou au-delà de toute période de congé de maternité. Il s’agit d’un problème important dans les pays à faible revenu où les systèmes de protection sociale sont moins développés. Toutefois, dans la plupart des cas, lorsqu’ils sont pris dans le contexte de menaces pour la vie et les perspectives d’avenir du bébé, ou de risques de cancer, ces avantages deviennent beaucoup moins convaincants.

Vendre un produit (PCN) qui tombe aussi loin derrière la concurrence (lait maternel) semble difficile, mais les faits démontrent que cela est chose possible et que cela se produit actuellement de manière remarquable. Il a été prouvé que le marketing, comme pour d’autres produits nocifs pour la santé, encourage la consommation de préparations pour nourrissons [14] et les ventes augmentent de 8 % chaque année ; le marché mondial des produits de PCN devrait atteindre 70,7 milliards de dollars US d’ici 2019 [11]. Dans le monde entier, dans les pays à revenu élevé comme dans les pays à faible revenu, seulement 40 % des mères suivent désormais les recommandations de l’OMS en matière d’allaitement maternel [15].

(…)

Cette étude a été conçue pour comprendre comment les distributeurs de lait maternisé de PCN ont réussi, malgré l’infériorité connue de leur produit par rapport au lait maternel et les exigences du Code.  (…)

– Résultats –

Comprendre le client – « l’allaitement est meilleur, mais… »

Le marketing est un art complexe et sophistiqué. Dans l’industrie des préparations pour nourrissons, comme dans d’autres secteurs des biens de consommation, les spécialistes du marketing cherchent à résoudre les « problèmes » de leurs clients et, pour le faire efficacement, il est essentiel de comprendre en détail « à qui vous parlez, ce qu’ils ont dans la tête, comment vous pouvez les engager, comment vous vendez à cette personne« .

L’approche est indirecte, très « vente douce », et consiste à nouer de fausses amitiés plutôt qu’à faire un discours de vente explicite : « Nous voulons construire une relation avec vous en tant que mère, nous voulons vous soutenir, nous voulons que vous nous considériez comme une alliée et nous voulons nous insinuer subtilement comme votre amie et votre soutien pour une grossesse saine et un bébé heureux« .

Paradoxalement, le seul élément factuel incontestable qui est toujours inclus est la déclaration « le sein est le meilleur » requise par le Code de l’OMS, mais celle-ci est également utilisée à des fins de marketing. Tout d’abord, elle permet d’aligner l’entreprise sur l’OMS et l’établissement de santé publique. Deuxièmement, elle soulève le thème du « premier lait », qui est censé être un domaine interdit de commercialisation : « Ils ne peuvent pas légalement communiquer sur le premier lait, c’est interdit légalement dans la plupart des pays, donc ils jouent toujours avec l’obligation de mentionner que c’est la meilleure chose après le lait maternel » (FME). Par exemple, après la déclaration d’une entreprise « le sein est le meilleur » celle-ci poursuit « malheureusement, toutes les mères ne peuvent pas allaiter … », ceci afin de créer une ouverture à son discours pour mettre de l’avant ses produits.

Établir des relations à long terme avec des clubs de bébés et des lignes téléphoniques

Créer une relation, en dépit de sa nuance et de sa subtilité, est tout aussi stratégique ; des relations bien établies dureront des années : « [Nom de l’entreprise] cherche toujours à trouver des moyens d’identifier les femmes qui sont enceintes pour la première fois … au moment même où elles découvrent qu’elles sont enceintes ou au début de leur grossesse parce que … la façon dont une femme nourrit son premier bébé est celle dont elle est susceptible de nourrir ses bébés suivants … les premières mères sont le Saint Graal » (FME). Les relations peuvent également s’étendre sur plusieurs générations. (…)

Les « clubs » pour bébés (Fig. 2) et les lignes téléphoniques de conseil sont les véhicules privilégiés pour établir et entretenir ces relations : « Nous nous sommes particulièrement concentrés sur ce qu’ils appellent le « marketing personnalisé », qui consiste à atteindre les mères individuellement et à établir des relations individuelles avec elles. Les deux grands outils de leur arsenal, leurs deux outils préférés, étaient le [service de conseil téléphonique] et le [baby club] … Je passais beaucoup de temps à conseiller les équipes de marketing [dans différents pays] sur le fait que les deux premières choses à faire sont de mettre en place votre [baby club et le service de conseil téléphonique] ; vous pouvez ensuite faire d’autres choses, mais ce sont les deux outils de création de relations directes avec les mères ; ce sont les deux as à jouer ». Et c’est encore une vente très douce : « il n’y a aucune mention de formule sur la [ligne de conseil téléphonique], il s’agit juste d’insinuer les produits comme étant votre ami ».

(…)

Segmentation et ciblage – Les parents bleus, jaunes et rouges

Ce type de marketing sur mesure signifie qu’il n’y a pas de taille unique. Les données personnelles sont utilisées pour segmenter les clients en groupes cibles plus petits et plus homogènes qui reçoivent ensuite des approches adaptées : « Ainsi, à l’échelle mondiale, [nom de l’entreprise] cible essentiellement trois types de mères, et cela est vrai dans tous les pays, c’est pourquoi on les appelle mères bleues, jaunes et rouges (Fig. 3)… en parlant de segmentation, il y a les trois grandes catégories mondiales » [FME].

Dans les pays occidentaux, par exemple, le marché est principalement composé de mères bleues et jaunes, et il y a une nette différence dans le type de publicité qu’elles reçoivent. Les mères (et les pères) bleues obtiennent des affirmations techniques rassurantes et des promesses sur l’avenir de leur enfant grâce à « notre formulation la plus avancée à ce jour » (Fig. 3) : « ‘inspiré par quarante ans de recherche sur le lait maternel’, c’est une affirmation très intelligente, qui ne signifie essentiellement rien sur le plan technique, mais qui est une façon très intelligente d’impliquer de réduire la culpabilité de ne pas allaiter » … « C’est un bon point pour les mères Blue, ‘leur avenir commence aujourd’hui’, elle (maman) le croit absolument » (FME). Pour les mères jaunes, le but est de « nourrir leur bonheur » (FME), soutenu par de nombreux bébés gargouillant et heureux qui font des choses attachantes. Les appels aux clubs de bébés (Fig. 2) illustrent bien ces distinctions.

(…)

Cela rend la réglementation extrêmement difficile : « Lorsque [nom de l’entreprise] commercialise des préparations pour nourrissons, elle doit marcher un peu sur la pointe des pieds avant 12 mois [la promotion des préparations pour bébés de moins de 12 mois est censée être interdite], mais elle fait quand même toutes sortes de choses. Ces entreprises ne parlent pas du tout du produit, ils disent plutôt : « Appelez notre [ligne de conseil téléphonique] », « Rejoignez notre [club de bébés] », sans mentionner de produit, donc il est toujours possible de commercialiser sans parler d’un produit ».

(…)

– Conclusions – 

Il est urgent de faire la lumière sur le préjudice causé par la commercialisation des préparations pour nourrissons ; son ampleur est révélatrice pour tous sauf un petit groupe d’experts en santé publique. Même les professionnels du marketing qui ont travaillé dans ce secteur ont été surpris par cette situation et ont commencé à exprimer ouvertement des regrets pour leurs actions passées. Tout comme les préparations pour nourrissons, la commercialisation des préparations pour nourrissons est en cours de normalisation. Les carrières en marketing d’entreprise se déplacent entre les entreprises et les secteurs – de la formule aux supermarchés en passant par la technologie – cette équivalence morale irréfléchie et totalement injustifiée doit être remise en question. L’établissement médical a également été entraîné dans cette mascarade ; tout comme il y a cinquante ans, il a dû repenser le tabac, il doit aujourd’hui revoir fondamentalement sa relation avec l’industrie des préparations pour nourrissons. La récente décision du BMJ et de ses revues sœurs de refuser la publicité pour les préparations pour nourrissons est un pas dans la bonne direction [54].

La réglementation du marketing doit être considérablement renforcée. (…) Le problème n’est pas le produit, mais plutôt le marketing incontrôlé, qui entraîne une surconsommation dangereuse dans l’intérêt des profits des entreprises. Il faut que cela change.

Le seul objectif de la communication sur les préparations pour nourrissons devrait être d’aider les parents et les personnes qui s’occupent des enfants à prendre la meilleure décision possible pour le bébé. La publicité ne fait rien pour aider à cet égard. Elle promeut des différences de produits fallacieuses et les renforce avec des marques confuses.

Sous sa forme numérique, qui a pris une telle importance ces dernières années, elle est particulièrement manipulatrice. Toute cette publicité devrait cesser immédiatement, comme l’exigeait le code de l’OMS il y a quarante ans [16]. L’emballage devrait être sans marque et devenir une plate-forme de conseils objectifs, émanant d’une source de santé publique accréditée, expliquant le contenu du produit, la manière dont il doit être utilisé et par qui. Les points de vente devraient apporter un soutien supplémentaire à la promotion de la santé, là encore par le biais d’une source indépendante. Les prix doivent également être étroitement réglementés ; les préparations pour nourrissons sont immensément rentables pour un petit nombre de multinationales, alors que les coûts pour la société sont énormes. En outre, il ne devrait plus être possible d’utiliser le prix comme un faux indicateur de qualité.

 

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